Attelons-nous désormais à étudier le cas du pouvoir exécutif, constitué de « ceux chargés d’engager la communauté dans les orientations de l’entreprise, qui organisent et légitiment la hiérarchie du pouvoir à l’intérieur de l’organisation pour assurer son efficacité » (Pierre-Yves Gomez).
S’il est indéniable que les réflexes court-termistes de gestion jouent un rôle majeur dans la difficulté des dirigeants à mettre leur entreprise sur les rails de la durabilité comme nous l’avons vu précédemment (au point que certains disent avoir dû « désapprendre » certains principes de gestion), le delta entre les discours d’engagements et l’action réside selon nous plutôt dans la difficulté à passer de la vision long terme à l’action court terme.
« Neutralité carbone à 2030 », « économies régénératives à 2050 »… Ces lointains horizons peinent à trouver une réalité dans les transformations entreprises dès à présent. C’est-à-dire que passé le cap de la projection d’une vision et d’une mission d’entreprise – comme on en a beaucoup vu fleurir ces dernières années avec la loi PACTE de 2019 – les projets pour réduire tangiblement l’écart entre la cible de demain et l’établi d’aujourd’hui se font beaucoup moins nombreux.
Et de fait : 75 % des Français expriment de la méfiance envers les entreprises engagées, notamment sur le volet environnemental1 , une statistique marqueur d’une demande claire et nette de cohérence entre « le dire » pour demain et « le faire » d’aujourd’hui.
In fine, alors même que ces exercices de projection avaient pour objectif la mise en mouvement, voilà que le statu quo s’installe. C’est que le récit collectif, pour être performatif, doit être à portée de main et d’agir, nous éclaire le philosophe Paul Ricœur : « Des attentes doivent être déterminées, donc finies et relativement modestes, si elles doivent pouvoir susciter un engagement responsable. Oui, il faut empêcher l’horizon d’attente de fuir ; il faut le rapprocher du présent par un échelonnement de projets intermédiaires à portée d’action. »2
Comment donc, par le pouvoir exécutif, impulser la réconciliation entre vision et action ?
« La question du collectif est essentielle : un leader doit s’appuyer sur les énergies autour de soi, » nous témoignait Philippe Zaouati, directeur général de Mirova.
Et ce leadership collectif est essentiel non seulement parce qu’il permet de multiplier l’énergie investie dans les enjeux de transformations mais aussi parce qu’il est nécessaire à l’opérationnalisation. Là où les dirigeants seront les gardiens du grand panorama pour fixer un cap commun, les échelons inférieurs auront la responsabilité de la traduction, c’est-à-dire de la déclinaison de la vision en projets alignés avec les contraintes de chaque métier et affectés selon les périmètres d’action. Du directeur général au comité exécutif, puis du comité exécutif aux managers intermédiaires, jusqu’aux managers de proximité (à même de traduire des intentions en réalités opérationnelles car proches du terrain et des contraintes), la vision doit passer au filtre de chaque échelon pour cascader en axes stratégiques, feuilles de route, projets puis actions.
C’est bien ce cascadage qui permettra de définir des objectifs que George T. Doran a nommé SMART5 : Spécifiques, Mesurables, Acceptables, Réalistes et Temporellement définis. Autant de qualificatifs en prise avec les contraintes opérationnelles, financières et humaines qui font écho aux propos de Paul Ricœur sur des attentes déterminées, finies et relativement modestes à même de susciter un engagement responsable.
Conclusion : pour être efficace, le leadership doit être partagé.
Mais l’appropriation d’un projet de transformation durable par les différents échelons de l’entreprise ne se dicte pas. Elle doit être incitée par le système dans lequel évoluent les collaborateurs, celui de l’entreprise. Il faut donc que les actions exigées par le projet de transformation n’entrent pas en contradiction avec ce que le système favorise.
Plusieurs ingrédients sont clés :
Mais les travaux d’Elinor Ostrom nous amènent à pousser plus loin encore la logique du partage des pouvoirs et des responsabilités dans la transition durable. Dans ses recherches sur la gouvernance polycentrique, Ostrom prône ainsi une « organisation multi niveaux d’entreprises interreliées avec des petites entités au niveau de base ». Selon elle, permettre aux acteurs de former des communautés à plus petite échelle encourage la compréhension commune et une action ajustée par itérations et négociations collectives, au plus proches des enjeux locaux.
C’est ce qu’ont entrepris plusieurs entreprises : « Nos produits utilisent beaucoup d’eau avec notamment le recours au coton et nous avons eu à cœur de développer en Inde un projet proche des gens. Nous avons travaillé avec des partenaires locaux qui partageaient notre vision, nous nous sommes appuyés sur les ressources locales. Aujourd’hui, nous avons des usines en Inde qui ont des résultats équivalents aux meilleures entreprises japonaises dans le domaine du traitement de l’eau, » nous témoignait Michel Aballea, ancien directeur général de Décathlon.
Ces efforts expérimentaux autour d’initiatives locales ont ensuite été partagées plus largement au sein de l’organisation pour inspirer d’autres entités. Même son de cloche chez Mars : « Le projet Economics of Mutuality concu par Mars et Oxford des 2007 a commence à etre teste de manière modeste dans les slums de Nairobi, Kenya et a démontré son potentiel à régler des problèmes sociaux, humains et environnementaux, de manière profitable et à grande échelle. Cette nouvelle ecole de pensée a depuis essaime dans des dizaines d’organisations et sera enseignée dans 1000+ universities au cours des trois prochaines années — via un partenariat avec le programme Global Compact / PRME des Nations Unis », partage Bruno Roche, fondateur et directeur général de Economics of Mutuality et ancien Chief Economist de Mars.
Chemin inverse : on passe du descendant au remontant. Une dynamique qu’Apolline Dumont appelle leadership fécond : « les leaders de demain ne sont pas des dirigeants d’où partiraient tous les fils de la grande toile du monde. Ce ne sont pas non plus les cimes de nos horizons. […] Ce sont les terreaux de nos écosystèmes, auxquels ils savent se relier et qu’ils arrivent à nourrir activement. Une capacité à participer activement et naturellement à leur écosystème que Simone Weil appelle l’enracinement. »
D’ailleurs, cet enracinement local est clé pour une gestion décentralisée des biens communs dont le partage est au cœur des enjeux de la transition durable. Il permet de reterritorialiser et de rematérialiser les enjeux climatiques (Aykut et Dahan, 2014) pour non seulement redonner de la chair et du concret à des projets de transition souvent globaux et conceptuels mais aussi pour donner la main de la transition à des collaborateurs en prise avec l’écosystème local et en maîtrise de son équilibre.
Finalement, un pouvoir exécutif mis au service de la transition durable par un leadership fécond pourrait se résumer autour de cette phrase d’Emery Jacquillat, PDG de la Camif :
« L’alchimie se met en place progressivement. Ça finit par te dépasser et c’est là que c’est bon. »
1 étude réalisée par Harris Interactive pour le Mouvement Impact France
2 P. Ricœur, Temps et Récit, t.3, Paris, Le Seuil, 1985, p. 389
3 George T. Doran, « There’s a S.M.A.R.T. way to write management’s goals and objectives », Management Review, vol. 70, no 11, 1981, p. 35–36
Isabelle Grosmaître
Founder of Goodness & Co
isabelle@goodnessandco.one
Heath McKay
Director of Marketing, Quantis
heath.mckay@quantis-intl.com
Rose Ollivier
Research and Editorial Manager, The Boson Project
rose@thebosonproject.com