Attelons-nous désormais à la troisième dimension de la gouvernance, le pouvoir de surveillance, incarné par « ceux qui s’assurent que le pouvoir exécutif s’exerce sans trahir les attentes du pouvoir souverain » (Pierre-Yves Gomez).
Nous aborderons ce dernier volet dans le cadre d’un pouvoir souverain soucieux de la santé économique durable de l’organisation et non de sa rentabilité court terme pour identifier les clés d’un pouvoir de surveillance au service de la durabilité. Nous dépasserons également le cadre des organes classiques de gouvernance comme les conseils de surveillance pour identifier toutes les vigies au service d’une performance durable, qu’elles soient externes, temporaires voire informelles.
Revenons pour cela à quelques fondamentaux sémantiques.
Le mot économie, du grec oikos (la maison) et nomos (la règle), désigne la bonne régulation de notre maison commune. Pour une entreprise évoluant dans une économie globalisée, il s’agit de la planète et de ses ressources. Or, c’est bien cette considération de la bonne gestion du commun, du partagé, qui fait défaut aujourd’hui dans la gouvernance de nos entreprises. On parle d’ailleurs de tragédie des biens communs1 : « Ce qui est commun à tous fait l’objet de moins de soins, car les Hommes s’intéressent davantage à ce qui est à eux qu’à ce qu’ils possèdent en commun avec leurs semblables, » nous disait déjà Aristote.
Résultat : notre maison brûle et nous regardons ailleurs.
Comment donc, au sein même des entreprises, ne pas détourner les yeux ? Quels sont les contre pouvoirs de l’exécutif nécessaires à un gouvernement durable des entreprises ? Qui sont, au sein des organisations, les vigies d’une performance durable ?
Commençons par le qui.
Si l’économie est la régulation nécessaire à une bonne gestion des communs, l’écologie – du grec oikos (la maison) et logos (la logique) – en est la raison. La première, la régulation, doit découler des connaissances de la seconde, la logique. Et pour comprendre la logique d’un écosystème infiniment complexe d’équilibres sociaux, biologiques, chimiques, physiques et technologiques, pas d’autres choix que de convoquer les sciences et les expertises à la table des organisations et de multiplier leurs grilles de lecture.
Seule l’intelligence collective, mobilisée par un processus décisionnel long mais solide, sera capable d’identifier les manquements, les dérives d’une gestion complexe menée par le pouvoir exécutif. « La complexité du contemporain, telle que superbement décrite par Edgar Morin, exige désormais de multiplier les cadres de pensées. Plus de cerveaux pour décider, donc, mais aussi et surtout des cerveaux radicalement différents,» nous dit Emmanuelle Duez. C’est la loi d’Ashby, qui stipule que la complexité de la gouvernance d’une organisation doit être proportionnelle à la complexité de l’environnement dans lequel elle évolue.
Cela a notamment été le parti pris par Babilou Family, un acteur mondial de la petite enfance, pour définir son projet d’entreprise : scientifiques en sciences cognitives, en biologie et en pédopsychiatrie ont ainsi apporté de précieux éclairages et point d’attention pour guider l’entreprise dans la définition de sa mission d’éducation durable. Idem du côté du groupe BEL qui s’est entouré d’ONG pour définir d’ambitieux engagements. Par exemple, une charte agricole avec WWF et une charte sur le bien être animal avec le CIWF. « Nous avions besoin d’une expertise externe et nous avions surtout besoin d’un tiers de confiance qui ne serve aucun intérêt autre que l’intérêt commun : ni celui des agriculteurs, ni celui des entreprises etc, » témoigne Cécile Beliot, directrice générale du groupe BEL.
Des guetteurs impartiaux pour guider l’action de l’exécutif, qui ont constitué des « comités des sages » sur-mesure sur des engagements précis voire plus largement sur des projets stratégiques.
Après le qui, le quoi. Le nomos, la règle, nécessaire pour guider, favoriser ou au contraire empêcher les actions.
Or, « ce qui ne se mesure pas n’existe pas. » (Niels Bohr)
Pas de règle sans limites, pas de mobilisation raisonnée des ressources sans décompte, pas de décarbonation sans mesure. Et c’est bien là que le bas blesse.
« Rien que sur le carbone, qui est la mesure la plus maîtrisée à date, on observe des écarts de 40 à 80% selon les méthodes de comptabilisation employées. Imaginez pour la biodiversité ! Il y a du purpose washing jusque dans la comptabilité environnementale et c’est très compliqué d’imposer des standards mondiaux. Finalement, le système ne récompense toujours pas les vertueux et ne sanctionne pas les vicieux », analyse Bertrand Badré, ancien Directeur général de la Banque Mondiale, Managing Partner et Fondateur de Blue like an Orange Sustainable Capital.
Mais s’il est aussi difficile d’institutionnaliser des standards internationaux que de se référer à de multiples comptabilités disparates, la voie de la réglementation et de la surveillance des entreprises réside peut-être dans une échelle intermédiaire : celle de la filière.
C’est le parti pris par Paul Polman : forger des alliances avec les acteurs d’un même secteur pour peser assez lourd dans la balance et les rallier autour d’un tableau de bord commun. « Comment sortir une industrie entière de la déforestation ? Comment la faire évoluer vers une économie circulaire ? […] Aucune entreprise individuelle ne peut le faire seule. Il est nécessaire de former des alliances avec le gouvernement, la société civile et le secteur privé,» explique-t-il. « Une masse critique d’entreprises doit montrer la nouvelle voie, » appuie Marcello Palazzi, co-fondateur et ambassadeur B Lab. Les game changers sont donc à rassembler pour atteindre le point de bascule et créer une nouvelle norme, les autres suivront.
Il est finalement une vigie interne au pouvoir non négligeable de surveillance : il s’agit de la culture d’entreprise. Car, pour mettre une entreprise sur les rails de la durabilité, il y a un paramètre essentiel à prendre en compte : « L’humain, l’humain, l’humain, » témoigne Cécile Beliot, directrice générale du groupe BEL.
« Si vous voulez que le développement durable fasse partie intégrante des réalités d’une entreprise, vous devez induire un changement de comportements, et vous n’y parviendrez pas en vous contentant de fixer des objectifs, » témoigne Polman.
Ainsi, les valeurs d’une entreprise, définies par J. Johnson, L. Dakens, P. Edwards et N. Morse comme « le schéma des comportements encouragés ou non par les acteurs et le système d’une organisation au fil du temps », sont des gardiens éthiques positionnés à tous les niveaux de l’organisation. Et lorsqu’elles sont définies en alignement avec les ambitions de l’entreprise et qu’elles sont réellement partagées, vécues et incarnées, elles agissent comme un référentiel pour orienter les décisions et faire converger les actions.
La surveillance devient décentralisée, à la main de tout un chacun.
Et en figure de proue de cette culture de l’attention sur les enjeux de durabilité : une jeunesse en quête d’impact au sein de l’entreprise.
Le rôle dont elle s’est dotée : être le gardien d’un monde économique au service de la transition écologique. Alors qu’ils sont 42% des Zoomers souhaitant participer aux décisions stratégiques des entreprises contre 36% de leurs aînés, les Millenials, dirigeants, populations RH et jeunes talents nous remontent cette volonté grondante de la relève au sein de leurs organisations. « La jeunesse a toujours eu la fraîcheur de vouloir changer les choses. La différence, c’est peut-être qu’aujourd’hui les essentiels sont non négociables. Il y aura plus d’intransigeance de la part des jeunes collaborateurs à l’égard des directions, » témoignait ainsi Carine Delliere, Directrice des Ressources Humaines Garnier International & new brands chez L’Oréal.2
C’est peut-être bien cette jeunesse, plus que tous les décideurs et dirigeants aux manettes des organisations, qui a le juste rapport au temps pour mener à bien les transitions nécessaires, entre sentiment d’urgence et volonté d’une empreinte durable vertueuse pour les générations à venir.
1 Garrett Hardin, The tragedy of the commons
2 Enquête Jeunes cons <3 vieux fous, Youth Forever, avril 2022
Isabelle Grosmaître
Founder of Goodness & Co
isabelle@goodnessandco.one
Heath McKay
Director of Marketing, Quantis
heath.mckay@quantis-intl.com
Rose Ollivier
Research and Editorial Manager, The Boson Project
rose@thebosonproject.com