Le pouvoir souverain : un actionnariat à réengager

 

Le pouvoir souverain d’une organisation est détenu par les acteurs dont la légitimité ne peut être remise en question sans ruiner le système tout entier. Dans un système capitaliste, ce sont les détenteurs de parts sociales. Et pourtant, le pouvoir souverain n’est pas toujours aligné avec les deux autres pouvoirs sur les enjeux de transition. 

« Le premier frein, c’est un non alignement entre les actionnaires, le CEO et son COMEX et l’ensemble des leaders de l’entreprise. » – Cécile Beliot

Et dans cette divergence d’intérêts, le rapport au temps tient une place primordiale. Baptiste Eisele, membre de Pour un réveil écologique, pointe ainsi du doigt la financiarisation des entreprises qui oriente la gestion des organisations en faveur d’une quête de profits court terme quand elle devrait plus que jamais penser les conséquences de sa gestion pour les générations futures : « quand l’actionnariat drive l’entreprise par le profit court terme, la transition est bloquée car les changements et les investissements qu’elle implique nécessitent au contraire de penser la performance sur le temps long. » C’est la raison pour laquelle Time for the planet, une société en commandite par action qui compte aujourd’hui 53 621 associés, a fait le choix d’une organisation qui ne reverse pas de dividendes. Les règles sont claires et l’ambition de durabilité ne peut être détournée par des considérations financières immédiates. 

Mais comment résoudre ce paradoxe temporel entre performance économique et impératifs de transition pour des entreprises aux modèles actionnariaux plus classiques ? 

Contrairement à ce qui est communément pensé, la financiarisation des organisations est moins une conséquence d’un actionnariat fort que de son désengagement. Un actionnariat dit « faible » dans l’exercice des pouvoirs, désintéressé de la vie de l’entreprise, de ses perspectives, qui ne considère l’entreprise plus que comme une source de dividendes dont il peut se désengager à l’envi, ne penchera pas en faveur des mêmes orientations qu’un actionnariat impliqué de manière active dans la vie de l’organisation, soucieux de sa pérennité et de la durabilité de ses choix. 

Face à des investisseurs désengagés, les dirigeants se retrouvent coincés entre l’impératif de rémunération par les dividendes à court terme pour éviter la volatilité de leur actionnariat et les injonctions de gestion pérenne face aux crises environnementales. Incapables de résoudre ce paradoxe, les entreprises s’immobilisent et l’absence d’un actionnariat dûment investi devient un frein majeur aux nécessaires transitions. 

Voici quelques clés identifiées pour le réengager.

1/ Communiquer sur les synergies entre durabilité et performance

 

Face à cette volatilité indexée sur la rentabilité court terme, il devient nécessaire de rappeler aux actionnaires que durabilité et performance convergent, que la première est la condition sine qua non de la seconde.

Des résultats montraient déjà sur la période 1995-2003 que les entreprises avec de meilleurs scores d’éco-efficacité1 généraient une meilleure rentabilité. L’investissement responsable ne semblait donc pas pouvoir être disqualifié du fait d’un « surcoût financier » qui le handicaperait de manière structurelle. Ce n’est toujours pas le cas quelques années plus tard, au contraire même. La littérature scientifique a largement démontré depuis qu’un investissement RSE était un puissant levier d’innovation pour les entreprises, elle-même vecteur de création de valeur et de transformation pour l’entreprise. Une étude de 2016 2 notait un écart de performance économique d’environ 13 % en moyenne entre les entreprises qui mettent en place des pratiques RSE et celles qui ne le font pas.

Il est donc primordial, pour toucher la corde sensible des actionnaires, que les communications qui leur sont destinées ne présentent pas séparément les informations liées à la performance financière de l’entreprise et celles liées à la RSE mais qu’elles fassent la démonstration de leur interconnexion et démontrent que les actions RSE de l’entreprise seront au cœur même de la création de valeur. La démonstration de l’interdépendance de ces dimensions économique et environnementale permettra aux actionnaires de mieux arbitrer sur les choix stratégiques qui leur seront posés dans le futur.

Selon Bris Rocher, « il faut tâcher de fusionner la comptabilité extra financière avec la financière pour n’en faire qu’une. »

2/ Former aux enjeux futurs de l’entreprise

 

Plus qu’informer, les entreprises pourraient même imaginer former leurs actionnaires aux enjeux de durabilité en ouvrant leurs parcours de formation et académies internes, habituellement destinés aux collaborateurs, à la communauté actionnariale. 

Depuis les fresques du climat pour sensibiliser, aux diagnostics sur les émissions carbone sur la chaîne de valeur de l’entreprise, jusqu’aux masterclass prospectives et sessions de formation thématiques… Ces programmes, pensés pour que les salariés soient outillés pour prendre les bonnes décisions, pourraient notamment intéresser une génération d’actionnaires « de plus en plus demandeurs de mieux comprendre les évolutions du monde », et de jeunes détenteurs de parts sociales qui positionnent l’investissement financier comme un levier d’impact d’importance pour adresser les enjeux de durabilité.

Ces programmes complets, réalisés sur-mesure par les entreprises selon leurs propres enjeux, seront les mieux à même de permettre aux actionnaires de trancher lors des assemblées générales en toute connaissance de causes. 
 

3/ Engager la communauté actionnariale 

 

Mais communiquer et former sur la convergence entre performance et durabilité du modèle de l’entreprise ne suffit pas, il faut s’assurer que les actionnaires participent de manière active aux décisions stratégiques, éclairés de ce nouveau socle de connaissances. 

« Les actionnaires peuvent devenir passifs si on ne les embarque pas, nous partageait Adrien Couret, directeur général d’Aéma Groupe. Ils doivent avoir le courage de faire entendre leur voix lorsqu’ils ne sont pas d’accord. »

Et pour faire vivre la démocratie entrepreneuriale et inciter l’engagement actionnarial, Pierre-Yves Gomez observe que les leaders jouent un rôle clé : celui de l’incarnation et de l’impulsion de la culture démocratique. Fondateurs, dirigeants et autres influenceurs légitimes pour les parties prenantes de l’organisation ont donc la responsabilité de faire vivre l’agora de l’entreprise. Dans son étude annuelle, l’Association Française de la Gestion financière note par exemple que le dialogue avec les actionnaires se développe avec des rencontres annexes aux assemblées générales pour aborder des thématiques particulières. Cela permet d’accorder des temps d’échanges dédiés à des sujets de prime importance pour le futur de l’entreprise. 

Par ailleurs, la crise sanitaire a fait émerger de nouveaux rites et rituels de démocratie entrepreneuriale. Avec la digitalisation du vote dans les assemblées générales, l’AFG a enregistré en 2021 une forte hausse (+11% en France contre +17% en Europe) de la participation des sociétés de gestion aux assemblées générales. La mise en place d’outils conversationnels pour garantir les interactions avec les actionnaires a également permis de favoriser le dialogue même à distance.

 

4/ Nouer des relations durables

 

Finalement, pour assurer la stabilité de la santé financière de l’entreprise et permettre aux dirigeants de se concentrer sur les transitions à mener, il s’agit aussi de maintenir cet engagement actionnarial sur le temps long, lui aussi. Combattre la volatilité des investisseurs en les fidélisant à l’entreprise. 

Cela peut être incité via les conditions mêmes de l’engagement actionnarial. Emery Jacquillat, PDG de la Camif, nous partageait pour cela une piste de réflexion : récompenser financièrement la fidélité et l’investissement durable des actionnaires. « On pourrait imaginer que ceux qui votent ont un droit proportionnel à la durée d’inscription dans le capital pour favoriser ceux qui sont engagés sur le temps long. »

Mais la clé de la fidélité actionnariale repose certainement aussi sur des ingrédients plus affinitaires, notamment un alignement entre valeur économique et valeurs culturelles, comme on l’observe souvent dans les organisations familiales, qui permettrait de créer au sein des organisations des communautés d’appartenance et d’engagement qui seront à même d’embarquer une nouvelle génération d’investisseurs qui perçoit le levier financier comme un moyen de militantisme. L’affectio societatis en action. 

1  la valeur économique relative à la dégradation environnementale qu’elle provoque
2  réalisée par France Stratégie, le commissariat général à la stratégie et à la prospective rattaché au cabinet du Premier Ministre, en collaboration avec l’Université Paris-Ouest Nanterre et l’École polytechnique

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